Le fauteuil UP de Gaetano Pesce : quand un siège devient révolution
Si vous l’avez déjà croisé, impossible de l’oublier. Mais au-delà de sa forme féminine spectaculaire, le fauteuil UP représente une innovation sans précédent à bien des égards.
Vous connaissez mon obsession pour les fauteuils en tout genre… Après avoir récemment recroisé « La Donna » au détour du showroom B&B Italia de Londres (South Kensington) , je me suis dit qu’il méritait largement sa place au panthéon des icônes du design Hart Design Selection? Pourquoi ? Trois excellentes raisons : une prouesse technologique inédite, un manifeste féministe, et une esthétique sculpturale inédite et intemporelle. Mais commençons par le commencement…
1969, Milan : une présentation qui fit scandale
Milan, printemps 1969. Au Salon du meuble, sous les yeux ébahis des visiteurs, un spectacle inédit se déroule : des dizaines de paquets plats hermétiquement scellés s’ouvrent simultanément. Comme par magie, des formes sculpturales émergent lentement, se gonflent, prennent vie.
Ce n’est pas une simple exposition de produits : c’est une performance en direct. Des centaines de fauteuils aplatis sous vide se déploient au contact de l’air devant un public médusé. Les formes émergent, se gonflent, prennent vie sous les regards stupéfaits. La première installation vivante de l’histoire du design venait de naître, transformant une simple présentation commerciale en véritable happening artistique.
Les fauteuils UP de Gaetano Pesce provoquent un véritable choc. Cette mise en scène théâtrale n’a rien de gratuit : elle incarne parfaitement l’esprit de révolte qui anime alors le design italien radical. Ce jour-là, le design bascule dans une nouvelle ère.
Genèse d’une innovation : quand la chimie rencontre le design radical
Pour comprendre cette révolution, il faut remonter au début des années 1960. Le chimiste Bayer développe alors une mousse polyuréthane révolutionnaire aux possibilités infinies. L’éditeur italien C&B Italia (futur B&B Italia) s’empare aussitôt de cette innovation.
Le contexte est crucial. En 1968, l’Europe entière est traversée par des mouvements contestataires. Dans le monde du design, des créateurs comme Andrea Branzi, Alessandro Mendini et Gaetano Pesce rejoignent le mouvement du Radical Design et de l’anti-design italien qui se rallie à un mot d’ordre provocateur : « Non au design fonctionnel ! » Il faut réagir contre le design officiel et ses tenants de la pure fonctionnalité.
C’est dans ce climat d’effervescence qu’en 1964, la rencontre entre Pesce et Cesare Cassina donne naissance à un concept audacieux : créer des meubles entièrement en mousse de polyuréthane haute densité, les recouvrir de jersey extensible, puis les emballer sous vide entre des feuilles de vinyle.
Le génie de l’idée ? Une fois déballés, ces fauteuils reprennent vie, se gonflent et retrouvent leur volume originel. Le nom « UP » évoque cette exoerience spectaculaire. Le volume du siège se réduit au dixième grâce à la compression sous vide. Une fois libéré, il se déploie lentement au fur et à mesure que l’air pénétrant dans les alvéoles de la mousse.
Ce qui aurait pu n’être qu’une solution pratique de transport devient une expérience poétique, presque magique. L’achat d’un meuble se transforme en rituel fascinant.
La série UP : sept sculptures, une icône
La série UP compte sept modèles distincts, chacun avec sa personnalité sculpturale unique. Du UP1 au UP7, ces fauteuils en polyuréthane expansé explorent différentes formes organiques et anthropomorphiques, incarnant parfaitement l’esprit des années 70.
Mais un duo va marquer à jamais l’histoire du design : l’UP5 accompagné de son pouf UP6, rapidement surnommé « La Mamma », « Big Mama » ou encore « Donna ».

Les formes sont explicites, provocantes même. Le fauteuil UP5 évoque sans ambiguïté les déesses préhistoriques de la fertilité, avec ses courbes généreuses, ses volumes maternels, son allure de ventre accueillant. Mais l’élément qui transforme cette sculpture confortable en manifeste politique, c’est le pouf UP6 : une sphère reliée au fauteuil comme un boulet au pied d’une prisonnière.
Pesce ne laisse aucune place à l’ambiguïté. Cette création exprime sa vision de la condition féminine à la fin des années 1960. La femme, toujours sédentaire, reste malgré elle prisonnière d’elle-même et de son rôle social. Ces formes généreuses retenues par un boulet renvoient à l’image universelle de l’oppression, de la captivité déguisée en confort domestique.
Le designer assume totalement sa provocation. Il parle de ce « fauteuil Mamma, avec ces tétons énormes et ce gros cul », revendiquant que l’objet n’a plus à être simplement l’expression de lui-même. Le design devient langage, le meuble devient discours. Le confort se mue en manifeste politique.
Pourquoi La Donna reste une icône : le triple symbole
Plus d’un demi-siècle après sa création, le fauteuil UP5_6 demeure l’une des icônes absolues du design international. Pourquoi une telle longévité ? Parce qu’il incarne un triple symbole qui traverse les décennies sans prendre une ride.
1. Symbole technologique
En 1969, le procédé d’emballage sous vide représente une prouesse industrielle inédite. La maîtrise du polyuréthane expansé, la compression au dixième du volume, puis la renaissance spectaculaire de la forme au contact de l’air marquent une rupture radicale avec les méthodes traditionnelles de fabrication du mobilier.
Cette innovation transforme le transport en performance poétique et démocratise l’accès à un objet monumental. Aujourd’hui encore, la mousse Bayfit moulée à froid témoigne de l’excellence technologique de B&B Italia et de la pérennité des solutions avant-gardistes.
2. Symbole féministe
Peu d’objets design ont osé porter un discours politique aussi explicite. Les courbes généreuses évoquant les déesses de la fertilité, le pouf-boulet relié par une chaîne, la métaphore de la femme prisonnière d’elle-même et des structures patriarcales… Pesce ne laisse aucune ambiguïté.
En 1969, au cœur des mouvements de libération des femmes, « La Mamma » devient un manifeste tridimensionnel, un cri de protestation confortable. Loin de dater, cette dimension militante résonne avec une acuité renouvelée dans les débats contemporains sur les droits des femmes et l’égalité des genres.
3. Symbole esthétique
L’UP5_6 transcende les modes passagères pour s’imposer comme une sculpture fonctionnelle intemporelle. Ses formes organiques anthropomorphiques, son audace chromatique, sa présence sculpturale en font bien plus qu’un siège. C’est une œuvre d’art qui dialogue avec l’espace, provoque le regard, suscite l’émotion.
Du MoMA au Centre Pompidou, du Metropolitan Museum au Musée des Arts Décoratifs du Louvre, « Donna » trône dans les collections permanentes des plus grands musées. Des intérieurs bourgeois aux lofts contemporains, elle affirme sa puissance visuelle avec une force expressive inaltérable.

Côte et valorisation : faut-il investir dans un UP ?
Sur le marché du design contemporain, le fauteuil UP5_6 occupe une place singulière. La version neuve, toujours éditée par B&B Italia depuis la réédition de 2000, constitue un investissement conséquent mais justifié. Les prix varient selon les finitions et les éditions spéciales proposées par les revendeurs officiels.
Sur le marché secondaire, les rééditions de la série UP 2000 se négocient généralement entre 3 800 et 5 000 euros pour un ensemble en bon état. Un investissement raisonnable pour une icône du design qui conserve sa valeur dans le temps.
⚠️ Conseil de tapissier professionnel : Méfiez-vous des modèles d’époque (1969-1973) ! Je vous le dis franchement : après plus de 50 ans, la mousse polyuréthane est morte, complètement affaissée, irrécupérable. Ces pièces vintage peuvent certes atteindre des prix élevés aux enchères (souvent au-delà de 4 000 euros) en raison de leur valeur historique et de leur rareté, mais elles nécessiteront systématiquement une restauration complète – mousse ET tissu.
Vous payez finalement le prix d’une pièce neuve pour un fauteuil qui demande des travaux coûteux. Autant investir dans une réédition UP 2000 en parfait état ! C’est le conseil que je donne à tous mes clients.
Les éditions spéciales suscitent un intérêt particulier des collectionneurs. La version argentée créée pour le 40e anniversaire, numérotée et limitée à quelques centaines d’exemplaires, se distingue par sa côte élevée. Les coloris rayés, notamment la version rouge et blanc très recherchée, ou l’édition beige et vert pétrole du cinquantième anniversaire, bénéficient également d’une valorisation premium.
Le marché international témoigne de l’universalité de cette icône du design: sur les plateformes spécialisées comme 1stDibs, Pamono ou Whoppah, les prix oscillent entre 3 000 et 8 500 dollars selon l’état, la provenance et l’authenticité. Les versions restaurées ou retapissées dans des tissus contemporains sont à considérer avec prudence car la technique utilisée (mousse expensée) la rend très difficile à recréer a neuf. Bien souvent le nouveau tissu et posé sur la mousse d’origine donc la longévité des secondes main est limité.
Durabilité et entretien : combien de temps va durer votre UP ?
Soyons concrets. La mousse polyuréthane d’un fauteuil UP5_6 bien entretenu conserve ses qualités pendant 10 à 15 ans d’utilisation régulière. Cette durée peut s’étendre jusqu’à 20 ans pour les pièces moins sollicitées ou bénéficiant d’un entretien optimal.
Les versions réditées depuis 2000 utilisent une mousse Bayfit – polyuréthane flexible moulée à froid de haute densité. Cette mousse haut de gamme offre une durabilité supérieure aux mousses standard d’ameublement. Contrairement aux mousses bon marché qui s’affaissent irrémédiablement après 5 à 8 ans, le Bayfit maintient sa structure cellulaire et sa capacité de rebond plus longtemps.
Les signes de vieillissement apparaissent progressivement : légère perte d’élasticité après une dizaine d’années, apparition d’empreintes persistantes sur les zones d’assise les plus utilisées, affaissement modéré des volumes. Le tissu élastique en jersey avec fond en jute peut montrer des signes d’usure (décoloration, brillance, petites abrasions) avant même que la mousse ne soit structurellement compromise.
Un héritage qui défie le temps
Cette convergence exceptionnelle entre innovation technique, engagement politique et excellence formelle explique la longévité phénoménale de ce fauteuil. Ni la mort de Gaetano Pesce en avril 2024 à New York, ni l’évolution des techniques de production, ni les transformations sociétales n’ont altéré sa pertinence.
Au contraire : chaque nouvelle génération redécouvre avec fascination ce concentré de provocation, de confort et de beauté. C’est avec ce même état d’esprit contestataire que des designers audacieux comme Ettore Sottsass avec le Memphis Group ou Philippe Starck prendront le relais par la suite, perpétuant l’esprit du design italien radical.
Gaetano Pesce aura réussi ce tour de force : créer un objet qui refuse de vieillir, qui questionne toujours, qui émeut encore. Un fauteuil qui n’est jamais seulement un fauteuil, mais un acte de résistance, une célébration de la femme, et un chef-d’œuvre sculptural accessible.
Belle, dérangeante, inoubliable : « La Mamma » reste le témoignage le plus éclatant qu’un meuble peut porter un message, raconter une histoire, et même – pourquoi pas – changer le monde du design.

Entrepreneur digital et artisan d’art, je mets à profit mon parcours atypique pour partager ma vision du design de luxe et de la décoration d’intérieur, enrichie par l’artisanat, l’histoire et la création contemporaine. Depuis 2012, je travaille quotidiennement dans mon atelier au bord du lac d’Annecy, créant des intérieurs sur mesure pour des décorateurs exigeants et des clients privés.
