Qu’est-ce que le postmodernisme ?
Le postmodernisme est un courant intellectuel et culturel qui s’est développé à partir des années 1960-1970, en réaction à la modernité et à ses certitudes. Il touche la philosophie, l’art, l’architecture, la littérature et les sciences sociales.
Le postmodernisme se caractérise par plusieurs éléments. D’abord, un relativisme prononcé : il n’existe pas une seule vérité, mais des vérités multiples, dépendantes des contextes culturels, sociaux et historiques. Ensuite, une déconstruction systématique des structures de pouvoir et d’autorité : qui décide ce qui est vrai, beau ou légitime ? Enfin, une célébration de la diversité, du pluralisme et de la contradiction.
Ce courant valorise également l’hybridation, le mélange des styles et des références, ainsi qu’une certaine ironie ou distance critique envers les conventions établies.
La grande histoire du postmodernisme
En 1972, l’architecte américain Robert Venturi publie avec sa femme Denise Scott Brown et leur collaborateur Steven Izenour un ouvrage qui va faire l’effet d’une bombe dans le petit monde du design et de l’architecture : Learning from Las Vegas. Le livre analyse avec sérieux – et sans condescendance – les casinos, motels et enseignes commerciales du Strip de Las Vegas, cet empire du kitsch que l’establishment architectural méprise souverainement. Plus provocant encore, Venturi y défend l’idée que ces architectures « vulgaires » ont quelque chose à nous apprendre, qu’elles communiquent efficacement avec leur public, qu’elles créent des expériences émotionnelles puissantes. Le scandale est total : comment un architecte respecté, diplômé de Princeton, peut-il ainsi trahir les idéaux modernistes ?
Quelques années plus tôt, en 1966, Venturi avait déjà publié Complexity and Contradiction in Architecture, manifeste fondateur qui osait affirmer que l’architecture pouvait être « complexe et contradictoire » plutôt que « simple et pure », que l’ornement n’était pas un crime, que l’histoire et les références culturelles avaient leur place dans la création contemporaine. Sa formule lapidaire – « Less is a bore » (moins, c’est ennuyeux) – répondait frontalement au célèbre « Less is more » de Mies van der Rohe, dogme central du modernisme. Ce double affront théorique et pratique marque le début d’une révolution culturelle qui va transformer profondément le design, l’architecture et les arts visuels pendant deux décennies : le postmodernisme.

Le postmodernisme quelques dates:
Années 1950-1960 : premiers signes en architecture et en littérature.
Années 1970-1980 : développement important en philosophie (Lyotard publie « La Condition postmoderne » en 1979) et dans les arts.
Années 1980-1990 : apogée du mouvement dans la culture et les débats intellectuels.
Genèse d’une rupture : du modernisme au postmodernisme
La crise du modernisme : désillusion et critique
Pour comprendre l’émergence du postmodernisme, il faut d’abord saisir la crise du modernisme qui traverse les années 1960 et 1970. Le mouvement moderne, né au début du XXe siècle avec le Bauhaus, Le Corbusier, Mies van der Rohe, Walter Gropius, avait porté une utopie puissante : créer un monde meilleur par le design et l’architecture, rationaliser l’habitat, produire industriellement du « bon design » accessible à tous. Les préceptes étaient clairs : forme suit fonction, ornement est crime, vérité des matériaux, universalisme, standardisation. Ce projet, comme en témoigne le Good Design Movement, visait une démocratisation du design de qualité.
Mais dans les années 1960, cette utopie montre ses limites et ses effets pervers. Les grands ensembles d’habitation modernistes, censés résoudre la crise du logement, deviennent des ghettos déshumanisés. Les tours de verre et d’acier des centres-villes, toutes identiques de Tokyo à São Paulo, créent des environnements urbains froids et interchangeables. L’uniformisation esthétique que le style international impose mondialement efface les spécificités locales, les traditions constructives, les identités culturelles. Le mobilier moderniste standardisé, produit industriellement, semble ignorer la diversité des corps, des usages, des contextes sociaux.

Des voix critiques s’élèvent, questionnant les fondements idéologiques du modernisme. L’architecte et théoricien britannique Reyner Banham interroge la pertinence du fonctionnalisme à l’ère de la société de consommation. La sociologue américaine Jane Jacobs, dans The Death and Life of Great American Cities (1961), démonte les théories urbanistiques modernistes et défend la complexité organique des quartiers traditionnels. Des historiens comme Vincent Scully réhabilitent les architectures vernaculaires et historiques que le modernisme avait rejetées comme « rétrogrades ». Cette remise en question multiforme crée le terreau intellectuel où va germer le postmodernisme.
Les racines théoriques : de Venturi à Jencks
Si Venturi pose les fondations théoriques du postmodernisme architectural dès 1966, c’est l’historien et critique Charles Jencks qui baptise et systématise le mouvement. Dans The Language of Post-Modern Architecture (1977), Jencks identifie une nouvelle tendance architecturale qui réhabilite l’ornement, la couleur, la référence historique, la communication symbolique. Il théorise le « double codage » postmoderne : les bâtiments peuvent simultanément s’adresser aux professionnels avertis (par des références architecturales sophistiquées) et au grand public (par des formes familières et accessibles).
Jencks date symboliquement la « mort de l’architecture moderne » au 15 juillet 1972 à 15h32, heure de la démolition du complexe de logements sociaux Pruitt-Igoe à Saint-Louis, archétype de l’urbanisme moderniste devenu inhabitable. Cette datation spectaculaire – probablement apocryphe mais symboliquement puissante – marque une rupture narrative : le modernisme est officiellement terminé, place au postmodernisme. Cette périodisation simplificatrice sera contestée, mais elle fournit un récit mobilisateur pour les architectes et designers cherchant à légitimer leurs explorations anti-modernistes.
En France, le philosophe Jean-François Lyotard théorise dans La Condition postmoderne (1979) la fin des « grands récits » unificateurs de la modernité – progrès, raison, émancipation universelle. Le postmodernisme philosophique défend le pluralisme, la fragmentation, le relativisme culturel contre les prétentions universalistes de la modernité. Ces analyses, bien qu’initialement centrées sur l’épistémologie et la philosophie politique, irriguent également les débats design et architecture : si les grands récits unificateurs sont caducs, pourquoi le design devrait-il obéir à un style universel unique ?
Le contexte culturel des années 1980 : consumérisme et médiatisation
Le postmodernisme en design émerge dans un contexte socio-économique spécifique : les années 1980, marquées par le néolibéralisme triomphant (Reagan, Thatcher), l’explosion de la société de consommation, la financiarisation de l’économie, et surtout une médiatisation sans précédent de la culture visuelle. MTV (fondée en 1981) révolutionne les codes visuels avec ses clips saturés, fragmentés, ironiques. La publicité devient de plus en plus sophistiquée, autoréférentielle, jouant avec les codes culturels.
Cette culture de l’image et du spectacle – ce que le philosophe Guy Debord avait anticipé dans La Société du spectacle (1967) – crée un terrain favorable au postmodernisme. Les architectes et designers postmodernes ne rejettent pas cette médiatisation mais l’embrassent : leurs créations sont conçues pour être photographiables, médiatiques, spectaculaires. Le bâtiment devient image avant d’être espace habité, l’objet devient signe avant d’être outil. Cette primauté du visuel et du symbolique sur le fonctionnel constitue une rupture radicale avec l’ethos moderniste.
Le postmodernisme coïncide également avec l’essor de la globalisation culturelle et, paradoxalement, avec une nouvelle conscience des identités locales et minoritaires. Les mouvements postcoloniaux, féministes, LGBTQ+ questionnent les prétentions universalistes de la modernité occidentale, révélant leurs impensés ethnocentriques et patriarcaux. Le postmodernisme, avec son pluralisme revendiqué et sa célébration de la différence, résonne avec ces revendications identitaires, bien que les relations entre postmodernisme et politiques de l’identité restent complexes et parfois contradictoires.
L’architecture postmoderne : manifestes bâtis
Robert Venturi et Denise Scott Brown : l’architecture comme communication
Le couple Venturi-Scott Brown incarne l’approche intellectuelle et théorique du postmodernisme architectural. Leur pratique ne cherche pas l’exubérance formelle pour elle-même mais développe une architecture savante qui intègre le vernaculaire, une sophistication qui n’exclut pas l’ordinaire. La Vanna Venturi House (1964), résidence que Robert Venturi dessine pour sa mère, devient manifeste construit : façade avec un fronton « cassé », références à l’architecture domestique américaine traditionnelle réinterprétées avec une ironie subtile, complexité spatiale intérieure contredisant la simplicité apparente de l’extérieur.
Leur extension de la National Gallery à Londres (Sainsbury Wing, 1991) démontre comment le postmodernisme peut dialoguer respectueusement avec l’histoire sans tomber dans le pastiche servile. La façade reprend les matériaux et proportions du bâtiment néoclassique adjacent mais les interprète avec une liberté contemporaine. Les espaces intérieurs, loin de mimer les galeries historiques, créent des parcours fluides adaptés à la muséographie moderne. Cette capacité à synthétiser tradition et modernité sans renier ni l’une ni l’autre constitue peut-être l’apport le plus durable de Venturi-Scott Brown.
Leur influence dépasse largement leurs réalisations construites. Comme enseignants (tous deux ont enseigné à Yale, Penn, Harvard), ils forment toute une génération d’architectes au regard critique sur le modernisme et à l’ouverture vers la culture populaire. Leur méthodologie – analyser sans préjugés l’architecture vernaculaire et commerciale, identifier ce qui fonctionne effectivement dans la communication avec les usagers – influence profondément la pratique architecturale contemporaine, bien au-delà du seul postmodernisme stylistique.
Michael Graves : le postmodernisme polychrome
Si Venturi-Scott Brown représentent le postmodernisme intellectuel et mesuré, Michael Graves (1934-2015) incarne sa version exubérante et colorée. Architecte du Portland Building (1982), l’un des premiers édifices publics ouvertement postmodernes aux États-Unis, Graves transforme un banal immeuble de bureaux municipal en manifeste polychrome : façades décorées de colonnes stylisées, palette pastel (saumon, crème, bleu), frontons et arcades évoquant l’architecture classique mais traités de manière délibérément « plate » et graphique plutôt que sculpturale.
Le Portland Building suscite immédiatement la controverse : les modernistes y voient une régression kitsch, les postmodernes une libération joyeuse. Graves défend son approche en invoquant la nécessité de créer des bâtiments « lisibles » et « accueillants » pour le grand public, contrairement aux tours de verre modernistes interchangeables et impersonnelles. Cette rhétorique populiste – l’architecte se présente comme défenseur du peuple contre l’élite moderniste – sera récurrente dans les discours postmodernes, non sans ambiguïtés puisque les bâtiments postmodernes restent souvent conçus pour une élite culturelle et économique.
Graves étend son vocabulaire postmoderne au design d’objets, notamment sa collaboration prolifique avec Alessi et Target. Sa célèbre bouilloire à sifflet pour Alessi (1985), avec son bec en forme d’oiseau rouge, devient une icône du design postmoderne : objet fonctionnel transformé en sculpture ludique, références organiques et figuratives, couleur vive, dimension narrative (l’oiseau « chante » quand l’eau bout). Cette démocratisation relative du design postmoderne via des produits grand public (Target) contraste avec l’élitisme du Memphis Group, bien que les deux mouvements partagent une esthétique similaire.

Philip Johnson et l’AT&T Building : le postmodernisme corporatif
Philip Johnson (1906-2005), ancien apôtre du style international et curateur de l’exposition fondatrice du MoMA en 1932, opère dans les années 1970 une conversion spectaculaire au postmodernisme. Cette trahison apparente – un des papes du modernisme abandonnant la doctrine – choque mais confère aussi une légitimité institutionnelle au mouvement naissant. L’AT&T Building (aujourd’hui Sony Tower) à New York (1984), co-conçu avec John Burgee, devient l’emblème du postmodernisme corporatif : gratte-ciel de 197 mètres coiffé d’un fronton Chippendale géant, référence ironique au mobilier du XVIIIe siècle à l’échelle monumentale.

Ce bâtiment cristallise les ambiguïtés du postmodernisme : est-ce une critique ironique de la prétention des corporations à s’approprier l’histoire, ou une célébration complice du pouvoir économique enjolivé de références culturelles ? Johnson lui-même cultive cette ambiguïté, déclarant tantôt que l’architecture doit divertir, tantôt qu’elle doit servir le pouvoir. Cette ambivalence politique – le postmodernisme sert-il la critique ou la célébration du capitalisme tardif ? – traverse tout le mouvement et alimente des débats théoriques passionnés.
L’AT&T Building influence néanmoins durablement l’architecture corporative : il légitime l’idée que les sièges d’entreprises peuvent être iconiques et identitaires plutôt qu’uniformément modernistes. Cette leçon sera retenue bien au-delà du postmodernisme stricto sensu : les architectures corporate contemporaines – pensons aux Apple Stores de Norman Foster ou aux sièges Google de BIG – cultivent toutes une identité visuelle distinctive, héritage indirect du postmodernisme.
Le design d’objet postmoderne : de l’ironie à la poésie
Philippe Starck : la starisation du designer
Le Français Philippe Starck (né en 1949) incarne peut-être mieux que quiconque le designer postmoderne comme star médiatique. Formé à l’École Camondo, Starck explose sur la scène internationale dans les années 1980 avec des créations qui mêlent références historiques détournées, humour, sens du spectacle et sophistication technique. Son aménagement des appartements privés de François Mitterrand à l’Élysée (1983-1984) le propulse sur le devant de la scène : mobilier néo-baroque ironique, mélange d’objets contemporains et de références classiques, sens théâtral de la mise en scène.
Starck développe un vocabulaire formel reconnaissable : pieds de meubles effilés en tubes métalliques évoquant des pattes d’insectes, formes organiques stylisées, matériaux inattendus (plastique transparent, aluminium brossé, corne), références au mobilier Louis XV ou Art Déco réinterprétées en clé contemporaine. Son fauteuil « Costes » (1984), créé pour le Café Costes à Paris, avec ses trois pieds arrière et son dossier en cuir sombre tendu, devient emblématique du style « branchouille » parisien des années 1980. Son presse-agrumes « Juicy Salif » pour Alessi (1990), sculpture arachnéenne en aluminium fondu dont la fonctionnalité est pour le moins discutable, incarne le design postmoderne comme objet-sculpture conversationnel plutôt qu’outil optimal.

Starck maîtrise l’art de la communication et du personal branding : interviews provocantes, déclarations à l’emporte-pièce (« Le design est mort », « Les objets doivent avoir une âme »), collaborations avec des marques grand public (Target, Décathlon) qu’il prétend « démocratiser » tout en maintenant des créations luxueuses pour une élite. Cette double stratégie – design élitiste ET populaire, ironique ET sincère, critique du consumérisme ET producteur prolifique – caractérise l’ambiguïté postmoderne incarnée. Starck prolonge son œuvre jusqu’à aujourd’hui, évoluant vers un discours écologique et des formes plus épurées qui dialoguent avec les préoccupations contemporaines, démontrant la capacité d’adaptation du postmodernisme aux contextes changeants.
Alessi et la « Fabrique des rêves »
L’entreprise italienne Alessi, sous la direction d’Alberto Alessi à partir des années 1970, devient le laboratoire par excellence du design postmoderne d’objets. Fabricant traditionnel d’articles ménagers en métal depuis 1921, Alessi se transforme en « fabrique des rêves » collaborant avec les plus grands designers et architectes internationaux pour créer des objets domestiques qui transcendent la simple fonctionnalité. La stratégie est explicite : transformer des ustensiles banals en objets de désir, sculptures habitables, supports de narration.
Les collections Alessi des années 1980-1990 constituent une anthologie du postmodernisme : la série « Tea & Coffee Piazza » (1983) invite onze architectes prestigieux (Graves, Venturi, Rossi, Meier, Hollein) à réinterpréter le service à thé, produisant des pièces sculpturales où chaque théière, cafetière, sucrier devient mini-architecture. La série « 100% Make Up » (1992) explore le design comme jeu et expérimentation formelle. Les collaborations avec Alessandro Mendini, Ettore Sottsass, les designers du Radical Design italien et du Memphis Group créent un catalogue où l’ordinaire domestique devient extraordinaire.
Cette stratégie pose des questions essentielles sur le statut de l’objet : les créations Alessi sont-elles du design ou de l’art ? Des outils ou des sculptures ? Destinées à l’usage quotidien ou à la contemplation ? Alessi assume cette indécidabilité : les objets peuvent être simultanément fonctionnels et sculpturaux, usuels et précieux, industriels et artisanaux. Cette dissolution des frontières entre catégories traditionnelles – art/design, luxe/quotidien, sérieux/ludique – caractérise l’approche postmoderne et influence durablement le design contemporain, ouvrant la voie aux objets qui se positionnent délibérément à l’intersection de plusieurs mondes.
Le mobilier postmoderne : entre citation et innovation
Le mobilier postmoderne se caractérise par un jeu complexe de citations historiques et de réinterprétations contemporaines. Des designers comme Paolo Portoghesi, Charles Jencks lui-même (qui dessine du mobilier en plus de théoriser), Robert A.M. Stern créent des pièces qui dialoguent avec l’histoire du mobilier – néoclassique, baroque, Art Déco – mais les traduisent dans des matériaux modernes (stratifié, acier tubulaire, plexiglas) et des couleurs vives qui signalent leur nature contemporaine et ironique.
La chaise « Queen Anne » de Robert Venturi pour Knoll (1984) exemplifie cette approche : elle reprend la silhouette d’une chaise Queen Anne du XVIIIe siècle mais l’aplatit, la simplifie, la traite comme un découpage en contreplaqué décoré de motifs. Le résultat est simultanément familier et étrange, confortable et ironique. Cette stratégie de la « citation déformée » permet de créer des objets qui sont à la fois neufs (personne n’avait fait exactement cela) et anciens (tout le monde reconnaît la référence), riches de sens historique mais libérés de la soumission au passé.
D’autres designers postmodernes explorent des voies plus expérimentales et sculpturales. Gaetano Pesce, bien qu’ayant émergé du Radical Design des années 1960, poursuit dans les années 1980-1990 une œuvre postmoderne par son rejet des typologies fixes, son usage de matériaux inattendus (résines colorées, feutre industriel), ses formes organiques irrégulières. Ses fauteuils « Up » ou ses tables en résine translucide colorée créent des objets qui semblent encore en transformation, refusant la finition parfaite moderniste au profit d’une esthétique du processus et de l’accident contrôlé.
Codes visuels et vocabulaire formel postmoderne
La réhabilitation de l’ornement et de la couleur
L’un des gestes les plus radicaux du postmodernisme consiste à réhabiliter l’ornement, banni par le modernisme depuis Adolf Loos et son essai Ornement et Crime (1908). Les architectes et designers postmodernes affirment que l’ornement n’est pas superflu mais porteur de sens, vecteur de communication, source de plaisir esthétique. Les façades se parent à nouveau de colonnes, frontons, moulures, rosaces – certes stylisées, aplaties, parfois ironiques, mais néanmoins présentes.
Cette réhabilitation s’accompagne d’une explosion chromatique. Là où le modernisme privilégiait le blanc, le noir, le gris avec parfois une touche de couleur primaire pure, le postmodernisme déploie des palettes complexes : roses, saumons, turquoises, lavandes, jaunes, souvent en combinaisons qui défient le bon goût traditionnel. Ces couleurs ne sont pas appliquées au hasard mais codifient des éléments architecturaux (comme chez Michael Graves) ou créent des hiérarchies visuelles. La couleur redevient un outil de composition à part entière, comme elle l’était dans l’architecture classique et baroque.
Les motifs et textures reviennent également : rayures, damiers, marbres (vrais ou imités), terrazzo, mosaïques. Cette richesse sensorielle contraste frontalement avec l’ascétisme moderniste. Les architectes postmodernes défendent cette approche en invoquant la richesse des traditions architecturales pré-modernes et la nécessité de créer des environnements stimulants et différenciés plutôt qu’uniformes et neutres.
Le double codage et la stratification des références
Charles Jencks théorise le « double codage » comme caractéristique centrale du postmodernisme : les œuvres fonctionnent simultanément à plusieurs niveaux de lecture. Elles peuvent être appréciées naïvement par le grand public (jolies couleurs, formes familières) et savamment par les initiés qui décodent les références culturelles, les citations ironiques, les jeux intertextuels. Cette stratification permet théoriquement de réconcilier culture haute et culture basse, expertise et accessibilité.
En pratique, ce double codage crée des œuvres d’une grande complexité référentielle. Un bâtiment postmoderne peut simultanément citer le Panthéon romain, un motel des années 1950, une publicité Art Déco, une bande dessinée, créant des collages culturels vertigineux. Cette densité de références peut enrichir l’expérience esthétique mais risque aussi de produire une cacophonie où tout se vaut, où l’accumulation de signes remplace la construction de sens. Les critiques du postmodernisme dénoncent souvent cette superficialité sophistiquée : beaucoup de références, peu de profondeur.
Le postmodernisme développe également une esthétique du collage et du montage : juxtaposition d’éléments hétérogènes, ruptures stylistiques assumées, refus de l’unité organique. Un bâtiment peut combiner une façade néoclassique, une structure high-tech apparente et des éléments vernaculaires, sans chercher à fondre ces éléments en un tout homogène. Cette approche, inspirée par le collage moderniste (Picasso, Schwitters) mais poussée plus loin, célèbre la fragmentation et l’hétérogénéité comme conditions contemporaines plutôt que comme problèmes à résoudre.
L’ironie, le pastiche et le kitsch revendiqué
L’ironie constitue peut-être l’attitude la plus caractéristique du postmodernisme. Les créateurs postmodernes ne croient plus naïvement en la possibilité d’une création pure, originale, libérée du poids de l’histoire. Ils assument que tout a déjà été fait, que nous créons toujours à partir de formes préexistantes, que l’originalité absolue est une illusion moderniste. D’où une attitude ironique, distanciée, qui cite sans adhérer pleinement, qui réutilise les formes historiques tout en signalant leur statut de citation.
Cette ironie distingue théoriquement le pastiche postmoderne de la simple imitation historiciste. Le pastiche postmoderne est conscient de lui-même, il joue avec les codes sans prétendre les restaurer authentiquement. Un fronton Chippendale géant au sommet d’un gratte-ciel new-yorkais (AT&T Building) ne prétend pas être du vrai Chippendale : il cite ironiquement ce style pour créer du sens et de la reconnaissance, tout en affirmant sa nature contemporaine et artificielle par l’échelle absurde et le contexte incongru.
Le kitsch, jusqu’alors terme péjoratif désignant le mauvais goût petit-bourgeois, se trouve réhabilité – du moins partiellement. Des théoriciens comme Susan Sontag (dans Notes on Camp, 1964) avaient préparé le terrain en analysant comment certaines formes de mauvais goût peuvent être appréciées esthétiquement. Le postmodernisme va plus loin en célébrant activement certaines formes kitsch : les casinos de Las Vegas, les motels routiers, les enseignes lumineuses, les décors de parcs d’attractions. Cette célébration reste néanmoins ambiguë : s’agit-il d’une affection sincère ou d’une condescendance ironique ? Les créateurs postmodernes eux-mêmes donnent souvent des réponses contradictoires.
Figures internationales et déclinaisons nationales
Frank Gehry : du postmodernisme à la déconstruction
L’Américano-Canadien Frank Gehry (né en 1929) occupe une position singulière : formé dans la tradition moderniste, il évolue vers des formes qui dialoguent avec le postmodernisme tout en les dépassant vers ce qu’on nommera la déconstruction architecturale. Sa propre maison à Santa Monica (1978), où il enveloppe une maison suburbaine banale dans une structure de tôle ondulée et grillage métallique, manifeste un intérêt pour les matériaux industriels bruts et les formes déstructurées qui annonce ses œuvres ultérieures.
Gehry partage avec le postmodernisme le rejet de l’orthodoxie moderniste, l’intérêt pour les matériaux « impurs » et « vulgaires » (tôle ondulée, contreplaqué brut, grillage), la valorisation de la complexité visuelle sur la simplicité réductrice. Mais contrairement aux postmodernes classiques qui citent l’histoire de l’architecture, Gehry développe un vocabulaire formel original : volumes fracturés, surfaces ondulantes, assemblages apparemment aléatoires qui créent néanmoins des espaces fonctionnels et poétiques.
Son Musée Guggenheim de Bilbao (1997), bien que construit légèrement après la période postmoderne classique, prolonge certaines intuitions postmodernes : le bâtiment comme sculpture monumentale, l’architecture comme spectacle médiatique, la priorité donnée à l’expérience visuelle et émotionnelle sur la rationalité fonctionnelle. Gehry démontre que le rejet du modernisme peut mener dans des directions multiples, pas seulement vers le pastiche historiciste mais aussi vers des formes inédites générées par ordinateur. Cette diversité des voies post-modernistes témoigne de la fécondité de la rupture initiale.
Bernard Tschumi et Rem Koolhaas : postmodernisme critique
L’architecte franco-suisse Bernard Tschumi (né en 1944) et le Néerlandais Rem Koolhaas (né en 1944) incarnent une version intellectuelle et critique du postmodernisme, influencée par la philosophie déconstructiviste de Jacques Derrida et par le situationnisme. Leur approche rejette à la fois l’orthodoxie moderniste ET le postmodernisme commercial superficiel de type Michael Graves.
Le Parc de la Villette de Tschumi à Paris (1982-1998) applique des concepts théoriques radicaux : il refuse l’idée traditionnelle du parc comme nature organisée et propose une grille de « folies » – structures rouges abstraites dispersées régulièrement – qui créent des points de repère et d’activité sans imposer un parcours unique. Cette approche de la programmation indéterminée et des espaces ouverts à de multiples usages influence profondément l’urbanisme contemporain, anticipant les concepts actuels de flexibilité et d’adaptabilité spatiale.
Rem Koolhaas et son agence OMA développent une pratique qui analyse froidement les logiques du capitalisme contemporain – consommation, médiatisation, globalisation – pour en extraire des stratégies architecturales. Son livre Delirious New York (1978) réinterprète l’histoire de Manhattan comme manifeste rétroactif d’une architecture de la congestion et de l’excès, célébrant la densité et la surcharge programmatique contre la pureté moderniste. Cette posture analytique et amorale – ni pour ni contre le capitalisme, mais cherchant à en comprendre les mécanismes pour mieux les exploiter architecturalement – caractérise une certaine avant-garde postmoderne qui refuse aussi bien l’utopisme moderniste que le cynisme décoratif.
Le postmodernisme japonais : Arata Isozaki et Tadao Ando
Le Japon développe sa propre interprétation du postmodernisme, filtrant les concepts occidentaux à travers les traditions esthétiques locales. Arata Isozaki (né en 1931), formé auprès de Kenzo Tange, figure du modernisme japonais, évolue vers un postmodernisme sophistiqué qui mêle références à l’architecture classique occidentale (il participe au Memphis Group et dessine pour Alessi) et sensibilité japonaise pour la spatialité ambiguë et l’impermanence.
Son Musée d’Art Contemporain de Los Angeles (MOCA, 1986) assemble des volumes géométriques primaires (cylindres, pyramides, cubes) recouverts de panneaux rouges, créant une composition qui évoque simultanément les temples bouddhistes, les entrepôts industriels et les théories formalistes occidentales. Cette capacité à synthétiser Orient et Occident sans exotisme facile ni occidentalisation servile fait d’Isozaki un médiateur culturel essentiel, démontrant que le postmodernisme peut être un outil de dialogue interculturel plutôt qu’une simple mode occidentale exportée.
Tadao Ando (né en 1941), autodidacte devenu star internationale, développe une architecture de béton brut et de géométries épurées qui semble à première vue moderniste. Pourtant, son travail dialogue profondément avec le postmodernisme par son attention à la dimension symbolique et spirituelle de l’espace, sa manipulation sophistiquée de la lumière naturelle, ses références aux traditions japonaises (jardins zen, temples) réinterprétées en langage contemporain. Son Église de la Lumière (1989) ou la Maison Azuma (1976) créent des expériences spatiales intenses qui transcendent la fonctionnalité pour atteindre une dimension quasi-mystique, démontrant qu’on peut être postmoderne sans ornement ni couleur, par la seule intensité de l’expérience spatiale proposée.

Le postmodernisme dans les autres disciplines créatives
Design graphique et typographie : l’explosion des codes
Le design graphique postmoderne rompt spectaculairement avec la clarté helvétique et la grille rationnelle du style international. Des designers comme April Greiman, David Carson, Neville Brody explosent les codes établis : superpositions de textes illisibles, grilles brisées, typographies hybrides mêlant serif et sans-serif, collages numériques chaotiques. Le magazine Ray Gun, dirigé par Carson dans les années 1990, pousse cette approche à l’extrême avec des mises en page où la lisibilité conventionnelle est délibérément sacrifiée au profit de l’impact visuel et de l’expérimentation formelle.
Cette révolution graphique coïncide avec l’arrivée de l’ordinateur personnel et des premiers logiciels de design (PageMaker, QuarkXPress, puis Adobe Suite). Ces outils démocratisent la production graphique mais permettent aussi des manipulations formelles inédites : distorsions, superpositions, effets impossibles en techniques traditionnelles. Le postmodernisme graphique exploite pleinement ces possibilités, créant une esthétique digitale native qui annonce le design web des années 1990-2000.
Des fonderies typographiques comme Émigré, fondée par Rudy VanderLans et Zuzana Licko, créent des caractères postmodernes qui rejettent la neutralité moderniste : polices bitmap grossières, hybrides étranges, références historiques détournées. Ces typographies deviennent des outils expressifs plutôt que des véhicules transparents de l’information, réhabilitant l’idée que la forme du texte participe pleinement à son sens. Cette approche influence durablement le design contemporain, jusqu’aux interfaces numériques qui multiplient les choix typographiques expressifs.
Mode et textile : de Vivienne Westwood à Moschino
La mode postmoderne des années 1980-1990 partage avec l’architecture et le design une approche ludique, citationnelle et iconoclaste. Vivienne Westwood, déjà active dans la scène punk des années 1970, évolue vers un postmodernisme sophistiqué qui mêle références à l’histoire du costume (crinolines, corsets, jabots du XVIIIe siècle), tweed écossais traditionnel, et subversion punk. Ses collections créent des collages temporels où Marie-Antoinette rencontre la rébellion urbaine contemporaine, démontrant que le vêtement peut être simultanément historique et révolutionnaire.
Franco Moschino, avec sa marque éponyme, pousse l’ironie postmoderne à son paroxysme : ses créations parodient les codes de la haute couture, intègrent des slogans provocateurs (« Stop the Fashion System! », « Expensive Jacket »), détournent les logos des grandes marques. Cette critique interne du système de la mode – faite depuis l’intérieur même de l’industrie du luxe – incarne parfaitement l’ambiguïté postmoderne : subversion ou complicité ? Les deux simultanément, dans une posture qui fascine et dérange.
Jean-Paul Gaultier, Thierry Mugler, Gianni Versace développent des esthétiques maximalistes où motifs baroques, couleurs saturées, références multiples créent un spectacle vestimentaire en phase avec la culture MTV et l’hédonisme des années 1980. Leurs défilés deviennent des performances théâtrales plutôt que de simples présentations de vêtements, transformant la mode en média de masse et en entertainment, stratégie qui préfigure l’importance actuelle du spectacle et de l’expérience dans l’industrie de la mode.
Musique et culture pop : du sampling à l’appropriation
Bien que la musique postmoderne soit un concept débattu, certaines pratiques musicales des années 1980-1990 manifestent une sensibilité postmoderne : le sampling en hip-hop et musique électronique crée des collages sonores qui recyclent et réinterprètent le patrimoine musical, exactement comme les architectes postmodernes citent et détournent l’histoire architecturale. Des producteurs comme DJ Shadow, The Avalanches ou Fatboy Slim construisent des morceaux entiers par assemblage de fragments disparates, créant du sens nouveau par juxtaposition et montage.
Le clip vidéo, forme culturelle dominante des années 1980-1990, adopte massivement des codes postmodernes : citations cinématographiques, collages d’images hétérogènes, ironie et second degré, ruptures narratives, esthétiques contradictoires dans une même pièce. Des réalisateurs comme Jean-Baptiste Mondino, David Fincher (dans ses débuts), Michel Gondry créent des univers visuels qui dialoguent étroitement avec le design et l’architecture postmodernes : même fragmentation, même ironie, même refus de la cohérence organique au profit du montage hétérogène.
La culture remix contemporaine – mashups, mèmes internet, fanfiction – prolonge et démocratise ces pratiques postmodernes d’appropriation et de réinterprétation. Le postmodernisme, en légitimant l’idée qu’on peut créer en recyclant et réassemblant plutôt qu’en inventant ex nihilo, a préparé le terrain pour ces pratiques culturelles participatives qui caractérisent l’ère numérique.
Critiques et controverses : les angles morts du postmodernisme
Le relativisme et la perte de critères
La critique la plus fondamentale adressée au postmodernisme concerne son relativisme apparent. Si tous les styles se valent, si toutes les références sont légitimes, si l’ironie permet de tout justifier, comment établir des critères de qualité ? Comment distinguer le bon du mauvais design ? Le postmodernisme, en rejetant les standards modernistes, risque-t-il de sombrer dans un « tout se vaut » qui empêche tout jugement critique ?
Des critiques comme Kenneth Frampton dénoncent le « populisme » postmoderne qui, sous prétexte de démocratisation, abandonne toute ambition civilisatrice et se contente de refléter les goûts du marché. D’autres, comme Hal Foster, distinguent un « postmodernisme de résistance » (qui critique effectivement le modernisme et le capitalisme) d’un « postmodernisme de réaction » (qui se contente de décorer complaisamment le pouvoir économique). Bref le postmodernisme n’est pas exclus des tensions politiques et éthiques irrésolues.
Le philosophe Jürgen Habermas voit dans le postmodernisme un abandon prématuré du « projet inachevé de la modernité » – raison, émancipation, progrès. Pour Habermas, céder à l’ironie postmoderne revient à renoncer aux outils critiques nécessaires pour transformer effectivement la société. Intéressant de noter, cette critique « de gauche » du postmodernisme – par opposition aux critiques conservatrices déplorant le mauvais goût – reste influente dans les débats contemporains sur le rôle social du design et de l’architecture.
Le postmodernisme et le néolibéralisme : complicité ou critique ?
Une critique marxiste influente, formulée notamment par Fredric Jameson dans Postmodernism, or The Cultural Logic of Late Capitalism (1991), analyse le postmodernisme comme logique culturelle du capitalisme tardif. Selon Jameson, le postmodernisme – avec sa fragmentation, son éclectisme, sa superficialité, sa réduction de l’histoire à un répertoire de styles consommables – ne critique pas le capitalisme mais en constitue l’expression culturelle parfaite.
Les années 1980, décennie postmoderne par excellence, sont aussi celles du triomphe néolibéral (Reagan, Thatcher, dérégulation financière, consumérisme exacerbé). Le postmodernisme architectural sert prioritairement les corporations (sièges sociaux spectaculaires), les promoteurs immobiliers (condominiums de luxe), l’industrie du divertissement (parcs à thème, casinos, centres commerciaux). Cette fonctionnalité sociale du postmodernisme – embellir et légitimer culturellement le capitalisme triomphant – contredit ses prétentions subversives et démocratiques.
Les défenseurs du postmodernisme rétorquent que cette critique confond postmodernisme et postmodernité (condition socio-économique contemporaine), que certains postmodernes (Tschumi, Koolhaas) développent effectivement des critiques du capitalisme, et que le modernisme servait lui aussi les puissants (Mies construisait pour les corporations, Le Corbusier pour les dictateurs). Le débat reste ouvert, révélant les ambiguïtés politiques constitutives du mouvement, similaires à celles qu’on retrouve dans l’architecture contemporaine qui doit négocier entre innovation et impératifs économiques.
Questions environnementales et durabilité
Le postmodernisme, en célébrant l’excès décoratif, la complexité formelle, les matériaux variés et les références multiples, entre en tension avec les préoccupations environnementales émergentes. Un bâtiment postmoderne typique – formes complexes, matériaux multiples, détails décoratifs abondants – consomme plus de ressources à la construction et présente plus de ponts thermiques qu’un cube moderniste épuré. Cette inefficacité énergétique devient problématique à mesure que la conscience écologique se développe dans les années 1990-2000.
De plus, l’ironie postmoderne et la célébration de l’éphémère (notamment chez Memphis) encouragent une logique consumériste d’obsolescence rapide : les objets et bâtiments postmodernes, délibérément « à la mode », risquent de paraître datés rapidement, favorisant leur remplacement. Cette approche contraste avec l’ambition moderniste de créer des formes intemporelles qui traversent les décennies. Paradoxalement, certains bâtiments modernistes des années 1920-1930 sont toujours actuels, alors que des créations postmodernes des années 1980 semblent déjà vieillies.
Des architectes contemporains cherchent néanmoins à réconcilier expressivité postmoderne et durabilité, démontrant qu’on peut créer des formes riches et variées tout en optimisant les performances environnementales. L’architecture biophilique, par exemple, partage avec le postmodernisme le rejet de l’austérité moderniste mais l’oriente vers une reconnexion avec la nature plutôt que vers la citation historique.
Héritage et mutations : du postmodernisme au contemporain
La fin du postmodernisme : retour au modernisme ou dépassement ?
Le postmodernisme classique s’essouffle dans les années 1990. Plusieurs facteurs expliquent ce déclin : saturation visuelle (trop de bâtiments postmodernes créent une nouvelle uniformité), réaction critique croissante, émergence de nouvelles préoccupations (environnement, numérique, globalisation) qui demandent d’autres réponses. On observe dès la fin des années 1990 un retour partiel au modernisme, ou plutôt à un « néo-modernisme » épuré : formes simples, matériaux honnêtes, blanc dominant, rejet de l’ornement.
Ce néo-modernisme – incarné par des architectes comme John Pawson, Claudio Silvestrin, Alberto Campo Baeza – se présente parfois comme réaction au chaos postmoderne. Mais paradoxalement, ce retour à la simplicité n’est possible que parce que le postmodernisme a libéré les possibles : le néo-modernisme contemporain est un choix parmi d’autres, pas une orthodoxie incontestée. On peut aujourd’hui être moderniste, postmoderne, organique, high-tech, selon les projets et les contextes, sans que aucun style ne prétende à l’universalité. Cette pluralité assumée constitue peut-être l’héritage le plus durable du postmodernisme.
D’autres voies émergent qui ne sont ni modernistes ni postmodernes au sens classique : l’architecture paramétrique de Zaha Hadid, Patrik Schumacher, les formes organiques numériquement générées, le design computationnel. Ces approches utilisent les outils numériques pour créer des formes inédites, ni rationnelles-modernistes ni citationnelles-postmodernes, mais issues d’algorithmes et de processus génératifs. Elles prolongent néanmoins certaines intuitions postmodernes : complexité, richesse visuelle, rejet de la simplicité réductrice, mais dans un vocabulaire formel entièrement nouveau.

L’influence persistante sur la culture visuelle contemporaine
Même si le postmodernisme comme mouvement cohérent appartient au passé, son influence irrigue profondément la culture visuelle contemporaine. L’esthétique des années 2010-2020 – particulièrement sur les réseaux sociaux, dans le design graphique jeune, les identités de marques « cool » – emprunte massivement au vocabulaire postmoderne : couleurs saturées, géométries simplifiées, collages hétérogènes, références ironiques, mixing de styles. Le « Memphis revival » des années 2010, porté notamment par Instagram, témoigne de cette résurgence.
Le design d’interface et l’UX design contemporains sont également héritiers du postmodernisme, particulièrement dans leur approche de la narration et de l’expérience utilisateur. L’idée que les objets et espaces doivent « raconter des histoires », créer des expériences émotionnelles, s’adresser à différents publics simultanément, vient en droite ligne des théories postmodernes. Les applications mobiles, sites web, services numériques contemporains sont souvent conçus comme des récits interactifs plutôt que comme de simples outils fonctionnels.
La culture internet – mèmes, GIFs, remixes, fanart – fonctionne selon des logiques profondément postmodernes : appropriation, détournement, ironie, citation, collage. Les créateurs de contenus numériques ne partent jamais de zéro mais assemblent, modifient, commentent des matériaux culturels préexistants. Cette créativité de la réappropriation, que le postmodernisme avait légitimée dans les arts « nobles », devient pratique culturelle de masse à l’ère numérique. Le postmodernisme a anticipé et théorisé ce qui est devenu notre mode de création culturelle dominant.
Leçons pour le design contemporain : pluralisme et contextualisme
Au-delà des formes spécifiques qui peuvent sembler datées, le postmodernisme lègue au design contemporain plusieurs enseignements durables. D’abord, la légitimité du pluralisme stylistique : il n’existe pas un seul « bon design » universel mais une multiplicité d’approches valides selon les contextes, les cultures, les intentions. Cette leçon libère les designers de l’angoisse de devoir trouver LA solution parfaite et leur permet d’explorer des voies diverses adaptées à des situations spécifiques.
Ensuite, l’importance du contexte et du sens sur la seule forme. Le postmodernisme a rappelé que les objets et bâtiments ne sont pas seulement des assemblages de matériaux et de fonctions mais des porteurs de significations, des créateurs d’atmosphères, des vecteurs de communication. Cette attention à la dimension sémiotique et expérientielle du design influence profondément les pratiques contemporaines, du design thinking centré sur l’utilisateur aux stratégies de brand experience.
Enfin, le postmodernisme a démontré la possibilité et la valeur d’une création qui dialogue avec l’histoire sans la copier servilement. On peut s’inspirer du passé, citer des formes historiques, tout en créant du nouveau. Cette approche libère de l’obsession moderniste de la « rupture » permanente et de la « table rase », permettant une créativité cumulative qui enrichit plutôt qu’elle n’efface. Les meilleurs designs contemporains savent souvent tisser ensemble tradition et innovation, local et global, familier et surprenant – synthèse que le postmodernisme, malgré ses excès, a contribué à rendre pensable et désirable.
Conclusion : l’ambivalence féconde du projet postmoderne
Le postmodernisme reste, quarante ans après son apogée, un objet de fascination et de controverse. Mouvement de libération ou symptôme de décadence ? Démocratisation du design ou cynisme commercial déguisé en subversion ? Ouverture pluraliste ou relativisme paralysant ? Ces questions continuent de diviser critiques et praticiens, témoignant de la complexité irréductible du phénomène postmoderne.
Ce qui apparaît clairement avec le recul, c’est que le postmodernisme a définitivement fissuré l’hégémonie moderniste. Après le postmodernisme, il n’est plus possible de croire naïvement en un style universel unique, en une voie royale du progrès formel, en la neutralité idéologique des choix esthétiques. Cette perte d’innocence peut être vécue comme traumatique (comment créer sans certitudes ?) ou comme libératrice (enfin libres d’expérimenter !). Les designers contemporains naviguent cette ambivalence, oscillant entre nostalgie des certitudes perdues et jouissance de la liberté gagnée.
Les excès postmodernes – pastiche facile, ironie gratuite, décoration superficielle – ne doivent pas occulter ses contributions durables : réhabilitation de l’ornement et de la couleur, légitimation de la diversité stylistique, attention aux dimensions symboliques et narratives du design, reconnaissance que la création se fait toujours en dialogue avec l’histoire plutôt qu’ex nihilo. Ces acquis nourrissent encore les pratiques les plus innovantes du design contemporain, des maisons intelligentes qui orchestrent des expériences sensorielles complexes aux interfaces numériques qui racontent des histoires en assemblant des fragments culturels.
Peut-être le postmodernisme était-il moins une destination qu’une transition nécessaire : il fallait passer par cette phase d’ironie, d’excès, d’expérimentation débridée pour sortir de l’impasse moderniste et ouvrir de nouveaux possibles. Que nous construisions aujourd’hui dans un style néo-moderniste épuré, organique biophilique, high-tech numérique ou éclectique hybride importe moins que le fait que nous choisissons consciemment parmi une pluralité d’options légitimes, plutôt que d’obéir à un dogme unique. Cette liberté de choix éclairé, cette capacité à adapter notre vocabulaire formel aux contextes et aux intentions, constitue l’héritage le plus précieux et le moins daté de l’aventure postmoderne.
Dans un monde contemporain confronté à des défis immenses – crise climatique, inégalités croissantes, fractures culturelles, transformation numérique – le design et l’architecture doivent trouver de nouvelles voies. Ni le fonctionnalisme moderniste austère ni l’ironie postmoderne désengagée ne suffisent. Mais les outils conceptuels que le postmodernisme a forgés – contextualisme, pluralisme, attention au sens et à l’expérience, dialogue avec l’histoire et les cultures diverses – restent précieux pour inventer les formes et les espaces dont nous avons besoin. Le postmodernisme nous a appris qu’on peut être sérieux sans être dogmatique, créatif sans rejeter l’histoire, contemporain sans uniformité globale. Ces leçons demeurent fécondes pour quiconque cherche à concevoir un monde à la fois beau, fonctionnel, diversifié et humain.

Entrepreneur digital et artisan d’art, je mets à profit mon parcours atypique pour partager ma vision du design de luxe et de la décoration d’intérieur, enrichie par l’artisanat, l’histoire et la création contemporaine. Depuis 2012, je travaille quotidiennement dans mon atelier au bord du lac d’Annecy, créant des intérieurs sur mesure pour des décorateurs exigeants et des clients privés.
