Introduction
Le style Chippendale incarne l’âge d’or du mobilier anglais du XVIIIe siècle. Entre 1750 et 1780, Thomas Chippendale et son atelier créent un vocabulaire décoratif qui synthétise influences diverses – rococo français, exotisme chinois, néo-gothique – dans une esthétique distinctement britannique.
Ce style se distingue par son éclectisme raffiné et sa virtuosité technique. Contrairement aux styles continentaux plus homogènes, le Chippendale embrasse multiplicité des sources : courbes rococo, fretwork chinois, arcs gothiques cohabitent harmonieusement. Cette liberté créative, combinée à excellence d’exécution, produit mobilier à la fois élégant et confortable.
Pourquoi ce style compte-t-il aujourd’hui ? Parce qu’il représente le premier style international diffusé par catalogue imprimé. Le Gentleman and Cabinet-Maker’s Director (1754) de Chippendale devient manuel de référence, copié en Europe et Amérique. Ce style incarne aussi l’équilibre parfait entre fonctionnalité et beauté, entre tradition et innovation – qualités qui le rendent toujours actuel.
Contexte historique & culturel
L’Angleterre du milieu du XVIIIe siècle connaît prospérité et expansion. La révolution industrielle commence, le commerce international s’intensifie, l’Empire britannique s’étend. Une classe moyenne enrichie émerge, désireuse de meubler ses demeures avec élégance.
Le règne de George II (1727-1760) puis George III (1760-1820) voit s’épanouir une société raffinée. Les country houses (maisons de campagne aristocratiques) se multiplient. Les town houses londoniennes rivalisent d’élégance. Cette clientèle exigeante demande mobilier de qualité, confortable et esthétiquement sophistiqué.
Les échanges culturels s’intensifient. Le Grand Tour – voyage éducatif en Italie – expose aristocratie britannique aux antiquités et Renaissance italienne. Le commerce avec la Chine introduit porcelaines, laques, textiles orientaux qui fascinent. Les jardins anglais adoptent éléments chinois – pagodes, ponts, pavillons.
Le néo-gothique émerge parallèlement. L’intérêt romantique pour Moyen Âge inspire architectes et décorateurs. Horace Walpole transforme sa villa de Strawberry Hill (à partir de 1749) en château gothique fantaisiste, lançant mode durable.
Thomas Chippendale (1718-1779), ébéniste installé à Londres, synthétise ces influences. Son atelier à St Martin’s Lane emploie artisans qualifiés capables d’exécuter designs complexes. Sa publication du Director en 1754 révolutionne diffusion des modèles de meubles, permettant à ébénistes provinciaux et coloniaux de reproduire ses créations.
Caractéristiques esthétiques
Le style Chippendale se reconnaît à son éclectisme maîtrisé. Trois influences principales cohabitent : rococo (courbes sinueuses, asymétrie contrôlée), chinoiserie (motifs orientaux, fretwork géométrique), gothique (arcs brisés, trèfles, arcatures). Cette multiplicité, loin de créer confusion, produit richesse décorative unique.
Les proportions restent élégantes sans légèreté excessive. Les meubles Chippendale possèdent solidité rassurante tout en évitant lourdeur. Cette robustesse élégante répond à sensibilité britannique privilégiant fonctionnalité durable sur délicatesse fragile.
Le bois dominant est l’acajou, importé des Antilles britanniques. Sa couleur chaude rouge-brun, son grain fin, sa dureté en font matériau idéal. L’acajou se sculpte avec précision, se polit magnifiquement, résiste à l’usage. Son coût élevé signale prestige. Le noyer et le bois de rose apparaissent occasionnellement dans pièces moins prestigieuses.
La sculpture atteint virtuosité remarquable. Les dossiers de chaises – éléments les plus caractéristiques – se transforment en dentelle de bois : volutes, rinceaux, coquilles, feuillages s’entrelacent avec précision millimétrique. Les pieds de meubles adoptent formes variées : pied cabriole terminé en pied de lion ou pied de boule, pied droit cannelé pour style néo-classique tardif.
Le fretwork chinois – découpes géométriques ajourées – orne galeries de tables, montants de lits, bibliothèques. Ces motifs, inspirés paravents et laques chinoises, créent jeu d’ombre et lumière sophistiqué. L’exécution exige habileté extrême : bois découpé à la scie fine, chaque élément ajusté parfaitement.
Les motifs gothiques – arcs en ogive, trèfles, arcatures – apparaissent surtout dans bibliothèques et armoires. Cette veine gothique, moins fréquente que rococo ou chinoiserie, témoigne de l’intérêt romantique pour Moyen Âge. Les proportions restent géorgiennes – gothique devient décor appliqué plutôt que structure.
Mobilier emblématique
Chaises
Les chaises Chippendale représentent l’apogée du style. Le dossier – véritable signature – se décline en variations infinies. Le ribbon back (dossier à rubans) imite nœuds et rubans sculptés dans bois massif avec virtuosité stupéfiante. Le ladder back (dossier à échelle) aligne traverses horizontales sculptées. Le splat back présente panneau central sculpté de volutes, coquilles, feuillages.
Les pieds cabriole, hérités de Queen Anne, se terminent en pied de boule et griffe (ball and claw foot) – patte d’animal serrant sphère. Cette forme, dérivée d’iconographie chinoise (dragon tenant perle), devient emblématique du mobilier géorgien.

L’assise, souvent en drop-in (coussin amovible), facilite réfection. Les garnitures – cuir, velours, damas, needlepoint – s’harmonisent avec décors. Les accotoirs, quand présents (fauteuils), dessinent courbes élégantes terminées en volutes.
Tables
Les dining tables (tables à manger) adoptent système ingénieux de rallonges. Deux demi-tables rondes ou ovales s’écartent, accueillant sections rectangulaires centrales. Mécanisme permet adaptation au nombre de convives. Les pieds – cabriole ou colonnes cannelées – supportent solidement l’ensemble.
Les tripod tables (tables tripodes) servent thé ou guéridons. Plateau basculant permet rangement contre mur. Le fût central sculpté repose sur trois pieds cabriole. Les plus raffinées présentent plateaux en tilt-top marquetés ou bordés de pie-crust edge (bord festonné imitant croûte de tarte).
Les side tables (consoles) et card tables (tables à jeux) combinent élégance et fonctionnalité. Plateaux dépliables, compartiments secrets, surfaces feutrées pour cartes témoignent de l’ingéniosité britannique.
Commodes & chests
Les chest of drawers (commodes à tiroirs) adoptent formes rectangulaires solides. Façades en acajou massif, poignées en laiton (souvent en forme de goutte ou de chauve-souris ailée), pieds en ogee ou bracket donnent caractère distinctif. Les serpentine fronts (façades ondulées) ajoutent sophistication rococo.
Les tallboys (commodes hautes) superposent deux corps de tiroirs. Couronnement souvent orné de fronton – triangulaire, brisé ou scrollé. Ces meubles imposants meublent chambres aristocratiques.
Les bachelor’s chests (commodes de célibataire) – plus petites, avec plateau supérieur rabattable formant surface d’écriture – répondent à besoins pratiques avec élégance compacte.
Bibliothèques
Les bookcases (bibliothèques) Chippendale atteignent monumentalité architecturale. Structures à deux ou trois corps, couronnées de frontons sculptés. Les portes vitrées protègent livres précieux tout en les exposant. Les montants adoptent décor varié : colonnes cannelées, pilastres, fretwork chinois, arcatures gothiques.
Les secretary bookcases combinent bibliothèque supérieure et bureau inférieur. Abattant dissimule casiers, tiroirs, compartiments secrets. Ces meubles, combinant fonction et prestige, équipent bibliothèques des country houses.
Lits
Les four-poster beds (lits à colonnes) dominent chambres. Quatre colonnes sculptées – souvent cannelées, avec chapiteaux – supportent baldaquin (tester). Rideaux et courtines en textiles précieux (damas, chintz, velours) assurent intimité et isolation thermique.
Les Chinese beds adoptent décor oriental : pagodes couronnant les colonnes, fretwork ornant baldaquin, laques imitées ou authentiques. Ces lits exotiques témoignent de la chinoiserie triomphante.
Miroirs
Les mirrors Chippendale se distinguent par leurs cadres élaborés. Acajou sculpté et doré, compositions rococo asymétriques, phénix et pagodes chinois, aigles et guirlandes néo-classiques ornent ces cadres. Les girandoles (miroirs à bras pour chandelles) combinent fonction lumineuse et décor somptueux.
Le Director : révolution éditoriale
La publication du Gentleman and Cabinet-Maker’s Director en 1754 révolutionne diffusion du design. Premier catalogue complet de modèles de meubles, il présente 160 planches gravées montrant chaises, tables, lits, bibliothèques, miroirs dans styles variés.
L’ouvrage s’adresse à double public : gentlemen souhaitant meubler leurs demeures avec goût, cabinet-makers (ébénistes) cherchant modèles à reproduire. Les planches, accompagnées d’explications techniques, permettent fabrication par artisans compétents même éloignés de Londres.
Le succès est immédiat. Deuxième édition en 1755, troisième édition augmentée en 1762. Le Director s’exporte : colonies américaines, Europe continentale adoptent les modèles. Le style Chippendale devient ainsi premier style international diffusé par livre imprimé.
Cette diffusion explique variations régionales. Le Chippendale américain adapte modèles aux essences locales (cerisier, érable), simplifie sculptures, développe caractéristiques propres. Le Chippendale irlandais adopte proportions légèrement différentes. Ces variations témoignent de la vitalité créative du style.
Décoration intérieure
Les intérieurs géorgiens meublés Chippendale privilégient élégance sobre. Les murs souvent lambrissés en panneaux peints (blanc cassé, gris perle, vert olive) ou tendus de textiles (damas, chintz). Les moulures – corniches, plinthes, encadrements – restent relativement discrètes comparées au baroque continental.
Les plafonds en stuc présentent décors néo-classiques : guirlandes, rosaces, médaillons. Les Robert Adam et autres architectes créent compositions harmonieuses où architecture, décor, mobilier dialoguent.
Les cheminées en marbre dominent les pièces. Manteaux sculptés, trumeaux ornés de miroirs ou tableaux créent points focaux. Chenets et pare-feu en laiton ou acier poli complètent l’ensemble.
Les textiles jouent rôle crucial. Rideaux en damas ou chintz encadrent fenêtres. Tapis – Aubusson, Savonnerie, ou croissant britannique – réchauffent parquets. Tapisseries ou papiers peints chinois ornent parfois pièces entières, créant ambiance exotique.
L’éclairage combine chandelles et lumière naturelle maximisée. Lustres en cristal, appliques murales, candélabres sur tables multiplient sources lumineuses. Les miroirs – au-dessus cheminées, entre fenêtres – amplifient lumière disponible.
Héritage & influence
Le style Chippendale influence durablement mobilier anglophone. Aux États-Unis, il devient style dominant dans colonies puis jeune république. Philadelphia, Newport, Boston développent écoles régionales distinctes. Le Chippendale américain – souvent plus sobre, adapté aux bois locaux – meuble demeures des Pères Fondateurs.
Au XIXe siècle, le style connaît revivals successifs. L’époque victorienne produit reproductions et adaptations. Le Chippendale Revival des années 1870-1900 équipe maisons bourgeoises britanniques et américaines. Ces productions, souvent en acajou massif de qualité, conservent esprit sinon finesse des originaux.
Le XXe siècle maintient la référence. Les reproductions de qualité continuent, destinées marché haut de gamme. Les designers contemporains revisitent motifs Chippendale : dossiers ribbon back stylisés, pieds cabriole modernisés. Le style prouve son intemporalité par cette capacité à inspirer générations successives.
Dans le design d’intérieur actuel, le Chippendale représente élégance classique britannique. Ses meubles s’intègrent harmonieusement dans intérieurs traditionnels ou contrastent efficacement avec éléments contemporains. Cette polyvalence explique pérennité du style.
Cote & marché actuel
Pièces authentiques
Le mobilier Chippendale d’époque (1750-1780) atteint prix élevés. Une paire de chaises ribbon back : £15,000 à £80,000 selon qualité sculpture et provenance. Un ensemble de huit chaises peut dépasser £200,000. Les fauteuils atteignent £8,000 à £40,000 la pièce.
Les tables tripodes avec plateaux sculptés : £5,000 à £30,000. Les dining tables avec rallonges : £10,000 à £60,000. Les bibliothèques monumentales : £20,000 à £150,000 selon dimensions et décor.
Les commodes serpentine : £8,000 à £50,000. Les tallboys : £6,000 à £35,000. Les mirrors avec cadres élaborés : £3,000 à £25,000.
L’expertise s’impose : distinguer authentique Chippendale des productions victoriennes exige examen minutieux. Les maisons de vente spécialisées – Christie’s, Sotheby’s, Bonhams – organisent vacations régulières. Les antiquaires londoniens – Mallett, Apter-Fredericks – garantissent authenticité.
Reproductions & revival
Les reproductions victoriennes (1870-1900) offrent qualité acceptable : chaises : £800 à £3,000 la paire, tables : £1,500 à £8,000. Les reproductions édouardiennes (1900-1920), souvent excellentes, se négocient £1,000 à £6,000 selon pièces.
Les reproductions contemporaines de qualité par ébénistes traditionnels : chaises : £2,000 à £8,000 la paire, dining table : £6,000 à £25,000. Ces pièces, utilisant acajou massif et techniques traditionnelles, offrent durabilité et authenticité.
Le marché propose aussi reproductions industrielles abordables : chaises : £300 à £1,200 la paire, tables : £800 à £3,500. Qualité variable – examiner construction (assemblages collés vs chevillés) et matériaux (acajou massif vs placage sur bois commun).
Conclusion
Le style Chippendale représente l’apogée du mobilier géorgien et l’une des plus grandes réussites du design britannique. Durant trois décennies, Thomas Chippendale et ses contemporains créent vocabulaire décoratif qui synthétise influences multiples dans esthétique cohérente et distinctive.
Cette synthèse produit meubles d’une qualité exceptionnelle. L’acajou superbement sculpté, les proportions élégantes, l’ingéniosité fonctionnelle, l’éclectisme maîtrisé font du Chippendale un style à la fois raffiné et pratique, somptueux et confortable.
Après Chippendale, le néo-classicisme d’Adam et Hepplewhite introduira lignes plus épurées. Mais le Chippendale restera référence d’élégance britannique classique. Son influence traverse Atlantique, s’adapte aux sensibilités coloniales américaines, inspire générations d’ébénistes.
Car le style Chippendale parle encore aujourd’hui. Il nous rappelle qu’éclectisme peut produire cohérence quand guidé par goût sûr. Que fonctionnalité et beauté ne s’opposent pas. Que tradition peut accueillir innovation sans perdre son âme. Ces meubles, après deux siècles et demi, continuent de meubler avec distinction maisons et institutions, témoignant de ce moment unique où le mobilier britannique atteignit perfection inégalée.

Entrepreneur digital et artisan d’art, je mets à profit mon parcours atypique pour partager ma vision du design de luxe et de la décoration d’intérieur, enrichie par l’artisanat, l’histoire et la création contemporaine. Depuis 2012, je travaille quotidiennement dans mon atelier au bord du lac d’Annecy, créant des intérieurs sur mesure pour des décorateurs exigeants et des clients privés.
