Introduction
Le Style Transition naît d’une lassitude élégante. Vers 1750, les courbes exubérantes du Louis XV commencent à fatiguer. L’asymétrie rococo, ses coquilles, ses rocailles infinies appellent une rigueur nouvelle. Pourtant, impossible de rompre brutalement avec tant de raffinement accumulé.
Entre 1750 et 1774, une génération de créateurs invente alors une synthèse subtile : conserver la grâce du règne précédent tout en annonçant la rigueur néoclassique à venir. Ce style charnière, baptisé Transition, incarne l’élégance française à son apogée. Un équilibre parfait entre courbe et droite, ornement et sobriété.
Né à Paris et rayonnant dans toute l’Europe francophile, le style Transition compte aujourd’hui parmi les plus recherchés des amateurs éclairés. Sa rareté relative et sa sophistication technique en font l’un des sommets de l’ébénisterie française, témoignage d’une époque où l’on savait encore marier tradition et innovation sans rupture violente.
Contexte historique & culturel
Les années 1750 marquent un tournant dans la société française. Louis XV règne toujours, mais l’esprit du siècle évolue. Les Lumières triomphent dans les salons parisiens. Diderot et d’Alembert publient leur Encyclopédie dès 1751. La raison, l’ordre, la mesure deviennent les nouvelles valeurs d’une élite intellectuelle fascinée par l’Antiquité.
Cette révolution culturelle trouve un écho dans les arts décoratifs. Les fouilles d’Herculaneum (1738) et de Pompéi (1748) révèlent au monde cultivé la beauté sobre de l’art antique. Le comte de Caylus publie son Recueil d’antiquités dès 1752. L’égyptomanie et la grécophilie gagnent progressivement les esprits.
Parallèlement, un mouvement de réaction s’amorce contre l’excès rococo. On critique les courbes excessives, l’asymétrie systématique, la profusion ornementale du style Louis XV. Cochin le Jeune, graveur et théoricien, lance dès 1754 une charge violente contre les « chicorées et autres colifichets » du rococo.
Le style Transition naît de cette double influence : respect de l’héritage Louis XV et aspiration à la rigueur antique. Il incarne parfaitement l’esprit d’une époque qui refuse la rupture brutale tout en préparant la modernité néoclassique.
Caractéristiques esthétiques
Le style Transition se reconnaît à son équilibre subtil entre deux esthétiques. Les lignes droites commencent à structurer les meubles, mais les courbes subsistent, adoucies et contrôlées. Les pieds deviennent progressivement rectilignes, galbés seulement dans leur partie supérieure, annonçant les colonnes cannelées du Louis XVI.
L’ornementation évolue radicalement. Exit les rocailles asymétriques et les coquilles tourmentées. Place aux motifs géométriques : frises de grecques, rangs de perles, rubans noués, rosaces symétriques. Les bronzes se font plus discrets, plus architecturaux. Ils soulignent la structure plutôt que de l’envahir.
La marqueterie atteint une sophistication remarquable. Les cubes en perspective deviennent un motif emblématique du style, illusion géométrique fascinante où l’œil hésite entre deux et trois dimensions. Les motifs floraux se stylisent, gagnent en symétrie. Losanges, damiers, compositions architecturales révèlent une géométrie nouvelle.
Les matériaux restent nobles : acajou, bois de rose, palissandre côtoient les laques orientales et les marbres colorés. Les bronzes dorés conservent leur qualité exceptionnelle. Mais tout devient plus mesuré, plus architectural, préparant l’austérité néoclassique à venir.
Créateurs & figures clés
Jean-François Oeben
Maître ébéniste allemand installé à Paris, Oeben (1721-1763) incarne la perfection technique du style Transition. Son chef-d’œuvre, le Bureau du Roi Louis XV, commencé en 1760 et achevé par son élève Riesener, représente l’apogée de la marqueterie française. Ses meubles marient virtuosité technique et équilibre formel, courbes Louis XV et rigueur géométrique naissante.
Jean-Henri Riesener
Élève et successeur d’Oeben, Riesener (1734-1806) traverse le style Transition avant de triompher sous Louis XVI. Ébéniste du roi dès 1774, il perfectionne les innovations de son maître. Ses marqueteries en cubes et ses compositions florales géométrisées témoignent d’une maîtrise absolue. Son œuvre illustre parfaitement l’évolution du Transition vers le néoclassicisme pur.
Roger Vandercruse dit Lacroix
Ébéniste parisien (1728-1799), RVLC (sa signature) excelle dans les petits meubles raffinés : bonheurs-du-jour, tables à écrire, commodes. Ses créations marient élégance Louis XV et géométrie naissante. Ses marqueteries florales stylisées et ses bronzes délicats incarnent la sophistication du Transition dans ses formes les plus gracieuses.
Pierre Gouthière
Ciseleur-doreur génial (1732-1813), Gouthière révolutionne l’art du bronze d’ameublement. Ses créations pour la Du Barry et la haute aristocratie transforment l’ornementation. Fini les rocailles tourmentées : place aux frises antiques, aux palmettes, aux rangs de perles. Ses bronzes annoncent l’esthétique néoclassique tout en conservant une souplesse rococo.
Madame de Pompadour
Maîtresse de Louis XV jusqu’à sa mort en 1764, la marquise joue un rôle crucial dans l’évolution du goût. Femme cultivée et passionnée d’antiquité, elle encourage le retour à l’ordre classique. Son frère, le marquis de Marigny, directeur des Bâtiments du Roi, impose progressivement l’esthétique néoclassique dans les commandes royales.
Architecture
Petit Trianon, Versailles
Commandé par Louis XV pour Madame de Pompadour, achevé en 1768 par Ange-Jacques Gabriel, le Petit Trianon incarne la perfection du style Transition en architecture. Ses façades géométriques, ses colonnes corinthiennes, sa symétrie rigoureuse annoncent le néoclassicisme. Pourtant, la délicatesse des proportions et le raffinement des décors conservent l’élégance du règne précédent.
Place de la Concorde, Paris
Créée par Gabriel entre 1755 et 1775, la place Louis XV (future Concorde) illustre le passage du rococo au néoclassicisme. Ses colonnades majestueuses, sa symétrie parfaite, son ordonnance classique rompent avec les fantaisies rococo. Cette réalisation monumentale marque l’avènement du goût à la grecque dans l’urbanisme parisien.
École Militaire, Paris
Édifiée par Gabriel de 1751 à 1773, l’École Militaire révèle l’évolution du style royal. Sa cour d’honneur, ses pavillons symétriques, son dôme classique témoignent d’un retour à la rigueur architecturale. L’édifice conjugue grandeur louis-quatorzienne et sobriété néoclassique, quintessence du style Transition en architecture publique.
Mobilier & objets représentatifs
Bureau du Roi (Oeben & Riesener)
Chef-d’œuvre absolu de l’ébénisterie française, ce bureau à cylindre commandé par Louis XV en 1760 synthétise la virtuosité du Transition. Sa marqueterie extraordinaire mêle motifs floraux, trophées, attributs des arts. Ses mécanismes secrets, ses bronzes somptueux révèlent une technicité inégalée. Conservé au château de Versailles, il demeure l’icône du style.
Commode à la grecque
La commode Transition abandonne progressivement le galbe rococo. Ses montants droits, ses angles vifs, sa façade rectangulaire annoncent le Louis XVI. Pourtant, ses bronzes délicats, sa marqueterie sophistiquée conservent le raffinement du règne précédent. Les cubes en perspective ornent fréquemment ces meubles charnières.
Bonheur-du-jour
Ce petit meuble à écrire féminin connaît son apogée sous le Transition. Structure légère, gradin supérieur à tiroirs secrets, plateau cuir, pieds fuselés : tout respire l’élégance. Les exemplaires de Lacroix, ornés de plaques de porcelaine de Sèvres, incarnent le luxe discret de l’aristocratie éclairée.
Secrétaire à abattant
Le secrétaire Transition marie façade architecturale et raffinement décoratif. Son abattant dissimule petits tiroirs et casiers. Sa marqueterie géométrique alterne bois précieux et motifs floraux stylisés. Les bronzes – chutes, entrées de serrure, sabots – gagnent en sobriété tout en conservant leur qualité exceptionnelle.
Cartel d’applique
Les horloges murales du Transition révèlent l’évolution du goût. Leurs boîtiers abandonnent les contours tourmentés rococo. Formes en lyre, en ballon, motifs de rubans et de couronnes de laurier annoncent l’esthétique néoclassique. Les bronzes dorés de Gouthière parent les exemplaires les plus prestigieux.
Héritage & réinterprétations
Le style Transition influence durablement l’ébénisterie européenne en montrant qu’évolution stylistique ne rime pas avec rupture brutale. Sa capacité à synthétiser deux esthétiques antagonistes inspire les créateurs ultérieurs confrontés à des changements de goût.
Au XIXe siècle, le style Louis-Philippe et le Second Empire redécouvrent occasionnellement cette élégance mesurée. Certains ébénistes parisiens produisent des pastiches de qualité, témoignant de la fascination durable pour cette période charnière.
Aujourd’hui, le style Transition connaît une reconnaissance croissante. Collectionneurs et antiquaires le considèrent comme l’un des sommets de l’art français. Sa rareté – période brève de vingt ans – et sa sophistication technique en font un style particulièrement recherché. Les maisons de vente internationales voient régulièrement s’envoler les prix des pièces authentiques.
Le design contemporain puise parfois dans ce vocabulaire formel. L’idée de transition élégante, de synthèse harmonieuse entre styles opposés inspire architectes et designers confrontés à la coexistence de langages esthétiques différents.
Cote & marché actuel
Achat neuf
Les rééditions de meubles Transition restent exceptionnelles. Quelques ébénistes d’art français perpétuent les techniques traditionnelles. Une commode de style Transition, réalisée selon les règles de l’art, peut atteindre 30 000 à 80 000 euros selon la complexité de la marqueterie et la qualité des bronzes.
Les antiquaires spécialisés comme la galerie Aveline à Paris ou Kraemer proposent occasionnellement des pièces d’époque. Ces établissements garantissent authenticité et restaurations dans les règles de l’art.
Seconde main
Le marché des originaux demeure extrêmement actif. Une commode estampillée Oeben ou Riesener peut dépasser 500 000 euros en vente publique. Le Bureau du Roi reste inestimable, propriété de l’État français.
Les petits meubles – bonheurs-du-jour, tables à écrire – se négocient entre 15 000 et 150 000 euros selon l’ébéniste et l’état. Les sièges Transition, plus rares que les meubles, atteignent 5 000 à 50 000 euros la paire pour des fauteuils estampillés.
Chez Christie’s, Sotheby’s et à l’Hôtel Drouot, les ventes de mobilier XVIIIe incluent régulièrement des pièces Transition. La provenance – collections aristocratiques, ventes prestigieuses antérieures – influence considérablement les prix.
Conclusion
Le style Transition incarne l’excellence de l’art décoratif français au milieu du XVIIIe siècle. Cette synthèse subtile entre rococo finissant et néoclassicisme naissant témoigne d’une époque capable de faire évoluer le goût sans violence, de préparer la modernité sans renier l’héritage.
Sa brièveté même – à peine vingt-cinq ans entre 1750 et 1774 – explique sa rareté et sa valeur. Le style Transition précède immédiatement le Louis XVI, qui achèvera la révolution néoclassique commencée sous son règne. Sans cette transition élégante, le passage du rococo exubérant à la rigueur antique aurait paru brutal, incompréhensible.
Aujourd’hui, le style Transition fascine par sa sophistication technique et son équilibre esthétique. Il prouve qu’entre deux époques, il existe toujours un moment de grâce où le meilleur des deux mondes coexiste harmonieusement. Cette leçon d’élégance et de mesure résonne encore : l’innovation n’exige pas la table rase. Elle peut s’accomplir dans le respect et la continuité, pourvu que le talent et le goût président à sa réalisation.

Entrepreneur digital et artisan d’art, je mets à profit mon parcours atypique pour partager ma vision du design de luxe et de la décoration d’intérieur, enrichie par l’artisanat, l’histoire et la création contemporaine. Depuis 2012, je travaille quotidiennement dans mon atelier au bord du lac d’Annecy, créant des intérieurs sur mesure pour des décorateurs exigeants et des clients privés.
