Florence, 1966. Un groupe de jeunes architectes italiens fonde Archizoom Associati et commence à produire des projets provocateurs qui remettent en question toutes les certitudes du design moderne. Pendant que le Good Design prône la rationalité et que l’École d’Ulm systématise la méthodologie, une avant-garde italienne rejette radicalement le fonctionnalisme. Le Radical Design émerge : contestataire, conceptuel, provocateur. Ce mouvement, qui dominera l’Italie de 1966 à 1975, ne cherche pas à créer de beaux objets mais à critiquer la société de consommation, questionner les modes de vie, explorer des utopies alternatives.
Contrairement au Design Italien classique qui célèbre l’élégance industrielle, le Radical Design embrasse la laideur provocatrice, le kitsch assumé, l’inutilité conceptuelle. Ettore Sottsass, Gaetano Pesce, les groupes Archizoom, Superstudio, UFO, Gruppo Strum : ces créateurs ne veulent pas améliorer le design mais le subvertir, transformer les objets en manifestos politiques, utiliser l’architecture comme critique sociale. Cette radicalité prépare l’explosion postmoderne des années 1980 et influence profondément le design critique contemporain.
Qu’est-ce que le Radical Design
Le Radical Design désigne un mouvement avant-gardiste italien (1966-1975 environ) qui rejette le fonctionnalisme moderne pour explorer design conceptuel, critique et expérimental. Le terme « radical » ne signifie pas extrémiste mais renvoie à la racine (radix en latin) : revenir aux fondements, questionner les présupposés, repenser radicalement le rôle du design dans la société.
Cette approche subvertit toutes les certitudes du design moderne. Là où le Bauhaus prône « la forme suit la fonction », le Radical Design affirme que la forme peut contester la fonction. Là où le Mid-Century Modern célèbre la prospérité consumériste, le Radical Design dénonce cette société de consommation. Là où Ulm développe des méthodes scientifiques, le Radical Design valorise l’irrationnel, le poétique, l’absurde.
Le mouvement émerge dans le contexte de contestation générale des années 1960. Mai 68 en France, mouvements étudiants en Allemagne et Italie, contre-culture américaine : partout, la jeunesse remet en question l’ordre établi. Les designers radicaux appliquent cette critique au design : pourquoi créer de beaux objets pour une société jugée aliénante ? Comment le design peut-il contribuer à la transformation sociale ?
Cette radicalité s’inscrit dans la grande histoire du design comme moment de réflexivité critique. Pour la première fois, des designers questionnent systématiquement leur propre pratique, utilisent le design comme outil de critique plutôt que de production. Cette approche préfigure le design critique contemporain (Anthony Dunne, Fiona Raby).
Contexte historique & culturel
L’Italie des années 1960 connaît transformations spectaculaires. Le miracle économique enrichit rapidement le pays, créant société de consommation de masse. Mais cette prospérité génère aussi aliénation, conformisme, artificialité. La jeunesse italienne, particulièrement étudiants et jeunes architectes, rejette ce modèle.
Le contexte politique radicalise les positions. Le Parti Communiste Italien (PCI), puissant, offre cadre théorique marxiste à la critique sociale. Les mouvements étudiants de 1968 occupent universités, contestent autoritarisme. Les années de plomb (anni di piombo, 1969-1988) voient terrorisme d’extrême-gauche et d’extrême-droite déchirer l’Italie. Le Radical Design émerge dans ce climat de tension et d’effervescence.
L’architecture radicale précède le design. Les groupes florentins – Archizoom, Superstudio, UFO, Gruppo 9999 – commencent par critiquer l’architecture moderne, jugée au service du capitalisme. Leurs projets utopiques – villes continues, monuments continus, habitats nomades – imaginent modes de vie alternatifs. Cette approche conceptuelle s’étend progressivement au design d’objets.
La revue Casabella, dirigée par Alessandro Mendini à partir de 1970, devient tribune du mouvement. Les expositions – Italy: The New Domestic Landscape au MoMA (1972) consacre internationalement le Radical Design – diffusent les idées. Les Triennales de Milan accueillent installations provocatrices.
L’influence de la culture pop joue également. Comics underground, rock psychédélique, culture hippie : tout inspire les radicaux. Contrairement au purisme moderniste, ils embrassent la culture populaire, le kitsch, les couleurs criardes. Cette ouverture annonce le postmodernisme.
Groupes et figures emblématiques
Archizoom Associati (1966-1974)
Archizoom, fondé à Florence par Andrea Branzi, Gilberto Corretti, Paolo Deganello et Massimo Morozzi, produit les projets les plus provocateurs. Leur No-Stop City (1969-1972) imagine ville-usine infinie, grille homogène sans architecture, pure infrastructure climatisée. Cette utopie dystopique critique à la fois l’urbanisme moderne et le capitalisme industriel.
Leur mobilier – Mies chair (1969), parodie kitsch de Mies van der Rohe en stratifié imprimé – ou leur Superonda (1966), canapé-sculpture ondulé – mêle ironie pop et sophistication formelle. Archizoom démontre que design peut être simultanément critique théorique et objet séduisant.
Leur approche influence profondément la pensée architecturale. L’idée que l’architecture peut critiquer la société par des projets non-constructibles, que le dessin et le manifeste sont formes légitimes de pratique : tout découle d’Archizoom.
Superstudio (1966-1978)
Superstudio, fondé également à Florence par Adolfo Natalini et Cristiano Toraldo di Francia, développe approche plus ascétique. Leurs Histogrammes d’architecture (1969-1972) – photomontages montrant grilles géométriques infinies recouvrant paysages – imaginent monde sans architecture, réduit à structure minimale.
Leur Monument Continu (1969) – structure quadrillée traversant déserts, océans, villes – propose architecture totale qui, paradoxalement, abolit l’architecture. Cette critique radicale du rationalisme moderne par hyper-rationalisation influence l’architecture conceptuelle.

Leurs meubles Quaderna (1970, Zanotta) – tables recouvertes de stratifié imprimé d’une grille noire – matérialisent leur obsession de la grille. Ces objets, beaux malgré leur intention critique, illustrent l’ambiguïté du Radical Design : peut-on critiquer la consommation en produisant objets désirables ?
Ettore Sottsass
Ettore Sottsass (1917-2007), déjà designer établi chez Olivetti, radicalise son approche dans les années 1960. Sa série de céramiques érotiques (1963) – phallus colorés, formes organiques provocatrices – choque le milieu du design. Ses meubles Mobili Grigi (1970) – armoires massives en stratifié gris – critiquent le mobilier fonctionnel par exagération.

Sottsass théorise aussi abondamment. Ses textes dans Casabella et ses propres publications développent philosophie du design comme langage, comme système de signes plutôt que résolution de problèmes. Cette approche sémiotique influence tout le mouvement.
Son voyage en Inde (1961) le marque profondément. L’architecture vernaculaire, les couleurs saturées, la spiritualité orientale : tout nourrit sa critique de la rationalité occidentale. Cette ouverture à d’autres cultures enrichit le Radical Design.
Gaetano Pesce
Gaetano Pesce (né en 1939) incarne la dimension expérimentale du Radical Design. Son fauteuil UP5-UP6 « Donna » (1969, B&B Italia) – forme féminine compressée, livrée sous vide, qui se gonfle à l’ouverture – critique l’oppression des femmes tout en étant objet de design industriel.

(Photo : Pava – CC BY-SA 3.0 IT)
Ses expérimentations avec la résine polyester, matériau permettant formes organiques imprévisibles, génèrent objets uniques malgré production industrielle. Cette tension entre unicité artisanale et reproduction industrielle questionne le statut de l’objet de design.
Pesce travaille aussi l’architecture, notamment ses appartements Organic Building à Osaka (1993) – chaque unité différente – qui matérialisent sa conviction que standardisation moderne aliène.
Groupes secondaires
UFO (1967-1978) explore dimension performative. Leurs Urboeffimeri – structures gonflables temporaires – imaginent architecture éphémère, ludique, participative. Gruppo Strum développe projets d’architecture participative impliquant habitants dans conception. Gruppo 9999 organise happenings et performances questionnant le rôle de l’architecte.

Réalisations et concepts emblématiques
Le fauteuil Sacco (1968)
Le Sacco de Piero Gatti, Cesare Paolini et Franco Teodoro (Zanotta, 1968) devient icône du Radical Design. Sac en vinyle rempli de billes de polystyrène, sans structure fixe, s’adaptant au corps : il rejette toute l’histoire du mobilier. Pas de pieds, pas d’accoudoirs, pas de forme définie.

Cette négation des conventions séduit immédiatement. Le Sacco incarne la contre-culture : informel, décontracté, anti-autoritaire. Son succès commercial (millions d’exemplaires vendus) illustre l’ambiguïté radicale : un objet contestataire devient produit de consommation de masse.
Mobilier gonflable
Les meubles gonflables – fauteuils, canapés en plastique transparent – fascinent les radicaux. Légers, transportables, éphémères, colorés : ils incarnent mode de vie nomade, ludique, anti-conventionnel. Leur transparence critique aussi l’opacité du mobilier traditionnel.
Mais leur fragilité, leur inconfort relatif limitent l’usage réel. Ils fonctionnent mieux comme manifestes que comme objets quotidiens – exactement ce que cherchent les radicaux : faire du design un acte de communication plutôt qu’une production d’utilités.
Architectures utopiques
Les projets architecturaux non-constructibles constituent contribution majeure. No-Stop City, Monument Continu, villes nomades : tous imaginent modes de vie radicalement différents. Ces projets ne visent pas la réalisation mais la critique : montrer l’absurdité de l’urbanisme moderne en la poussant à l’extrême.
Cette approche – utiliser le projet comme outil théorique plutôt que plan de construction – influence profondément l’architecture conceptuelle. Les groupes OMA/Rem Koolhaas, MVRDV héritent directement de cette méthode.
Design « anti-fonctionnel »
Certaines créations radicales sont délibérément inutiles ou inconfortables. Chaises instables, lampes aveuglantes, objets absurdes : tous critiquent l’obsession fonctionnaliste. Si le design ne sert qu’à la fonction, que se passe-t-il quand on nie la fonction ?
Cette approche, provocatrice, ouvre réflexions fécondes. Les objets ont-ils d’autres rôles que l’utilité ? Peuvent-ils communiquer, critiquer, questionner ? Le Radical Design affirme que oui, influençant le design critique contemporain.
Influence et héritage
Memphis et postmodernisme
Le mouvement Memphis (1981-1988), fondé par Sottsass, prolonge et commercialise le Radical Design. Formes géométriques colorées, stratifiés imprimés kitsch, ornements pop : Memphis reprend vocabulaire radical mais l’applique à objets productibles, vendables. Cette commercialisation du radical paradoxale consacre l’influence du mouvement.
Le postmodernisme architectural et design des années 1980 hérite massivement du Radical Design. Le rejet du fonctionnalisme, la valorisation du décor, l’ironie, l’éclectisme : tout découle des radicaux italiens. Michael Graves, Robert Venturi, Charles Jencks reconnaissent cette dette.
Design critique contemporain
Le design critique ou design spéculatif contemporain – Anthony Dunne et Fiona Raby, Noam Toran, Superflux – hérite directement de l’approche radicale. Créer des objets qui questionnent plutôt qu’ils ne servent, utiliser le design comme outil de réflexion critique sur la technologie et la société : cette méthode vient des radicaux italiens.
Les projets comme Critical Design (Dunne & Raby), Speculative Everything, les design fictions appliquent méthodologie radicale aux enjeux contemporains : biotechnologies, surveillance, intelligence artificielle. Le Radical Design a démontré que cette approche était légitime et féconde.
Influence sur la pensée design
Au-delà des formes, le Radical Design transforme la conception même du design. L’idée que le designer peut être critique social, théoricien, provocateur – pas seulement résolveur de problèmes ou créateur de beaux objets – structure désormais la discipline.
Les écoles de design enseignent design critique, demandent aux étudiants de questionner leurs présupposés, encouragent projets conceptuels. Cette dimension réflexive, absente du design moderniste, découle directement du Radical Design.
Limites et critiques
Le Radical Design subit aussi critiques légitimes. Son élitisme intellectuel – projets compréhensibles seulement par initiés – limite impact. Sa récupération commerciale rapide questionne efficacité critique. Son sexisme (peu de femmes dans mouvements radicaux, objets souvent sexistes) fait problème rétrospectivement.
La question de l’efficacité politique reste ouverte. Les projets radicaux ont-ils transformé la société ou simplement créé niche esthétique pour avant-garde cultivée ? Cette tension entre ambition révolutionnaire et absorption par marché traverse tout mouvement critique.
Marché et collections
Le marché du Radical Design connaît valorisation spectaculaire depuis années 2000. Les meubles Memphis – buffets, lampes, étagères – atteignent dizaines de milliers d’euros. Les pièces Archizoom ou Superstudio, plus rares, dépassent 50 000 euros pour ensembles importants.
Le Sacco, toujours produit par Zanotta, reste accessible (environ 300 euros), témoignage de son succès commercial durable. Les meubles UP de Gaetano Pesce, réédités par B&B Italia, se vendent entre 2 000 et 5 000 euros.
Les archives graphiques – dessins, photomontages d’Archizoom et Superstudio – intéressent collectionneurs et musées. Le Centre Pompidou, le MoMA, le Vitra Design Museum conservent collections importantes, reconnaissant importance historique du mouvement.
Conclusion
Le Radical Design (1966-1975) incarne le moment où le design italien questionne radicalement ses propres fondements. En rejetant le fonctionnalisme, en critiquant la société de consommation, en utilisant le design comme outil de critique sociale, le mouvement transforme durablement la conception du design.
Cette approche subversive distingue radicalement le mouvement de ses contemporains. Là où le Good Design définit critères de qualité, le Radical Design conteste l’idée même de bon design. Là où l’École d’Ulm systématise la méthode, le Radical Design valorise l’intuition et l’irrationnel. Là où le Design Italien classique célèbre l’élégance, le Radical Design embrasse la provocation.
L’héritage du Radical Design demeure extraordinairement vivant. Le mouvement a démontré que le design peut être critique, conceptuel, politique – pas seulement résolution de problèmes ou production d’objets vendables. Cette légitimation du design critique influence profondément la pratique contemporaine.
Des créateurs parmi les grands noms actuels comme Anthony Dunne, Fiona Raby, Noam Toran, Superflux prolongent explicitement l’approche radicale en l’appliquant aux enjeux du XXIe siècle. Leurs projets spéculatifs sur biotechnologies, surveillance, changement climatique utilisent exactement la méthode développée par les radicaux italiens.
Un demi-siècle après son émergence, le Radical Design fascine par son audace intellectuelle et sa pertinence critique durable. Dans un monde où le design est souvent réduit à un style commercial ou à la résolution de problèmes techniques, l’héritage radical rappelle que le design peut et doit questionner, provoquer, imaginer des alternatives. Son message résonne particulièrement face aux crises contemporaines – climatique, sociale, technologique – qui exigent précisément cette capacité à penser radicalement différemment.
Cette conviction que le design a responsabilité critique, ne pas seulement servir le système existant mais le questionner, imaginer des futurs alternatifs, provoquer la réflexion, fait du Radical Design un mouvement perpétuellement actuel. Son héritage nous rappelle que le design n’est jamais neutre, que créer des objets est toujours acte politique, que l’imagination créative peut être outil de transformation sociale. Même si l’utopie révolutionnaire des radicaux s’est révélée naïve, leur exigence fondamentale, que le design serve l’émancipation humaine plutôt que le profit commercial – demeure inspiration précieuse pour tous ceux qui refusent que le design soit réduit à sa dimension mercantile.
Ressources
Fondamentaux du Design
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